Les témoignages que Henry Barby a réuni dans son livre Au pays de l'épouvante. L'Arménie martyre1 sont parmi les sources autenthiques de grande importance, relatives au génocide des Arméniens. L'auteur a visité le Caucase et l'Arménie Occidentale comme correspondant de guerre du Journal au début du printemps 1916 et nous a laissé ses impressions impartiales2. Par ailleurs, il est venu en 1918 en Transcaucasie et le résultat de ce séjour a été son livre sur les événements déroulés r' cette époque dans la région et surtout r' Bakou3.
D'après Barby, il est parti au mois de mars en train de Tiflis vers Sarikamich et Erzeroum4. Ensuite, il a visité différentes villes d'Arménie Occidentale en suivant les déplacements des armées russes. Ces visites lui ont permis de préciser dans différents endroits l'authenticité des témoignages importants qu'il avait reçus de rescapés du génocide des Arméniens au moyen de ses comparaisons5.
Citons donc que la base de la documentation de Barby est bien vaste. Outre les renseignements des témoins oculaires du génocide, surtout arméniens et kurdes, avec qui il a eu des entretiens détaillés aux mois de mars et d'avril 1916, il a utilisé bien d'autres sources. Il s'agit surtout de témoignages de diplomates de pays neutres (Italie, Etats-Unis, qui ne se sont engagés dans la guerre qu'en 1917), accrédités dans l'Empire ottoman, ceux de citoyens de l'Allemagne, alliée de la Turquie (il s'agit notamment des infirmières de la Croix Rouge allemande), ceux des orphelins arméniens échappés par miracle aux massacres et ayant trouvé asile r' Tiflis, ainsi que les faits observés par ceux qui ont voyagé dans les déserts de Mésopotamie.
Barby discute les problèmes en relation avec le génocide des Arméniens sur le fond du passé historique du peuple, en qualifiant l'histoire d'Arménie d'un « long et tragique martyrologe »6, ce que nous pouvons considérer comme le point de départ de son approche. Bien qu'il ne mentionne nulle part l'occupation de l'Arménie Occidentale par les Turcs au XVIe siècle, ayant eu une signification fatale pour la nation arménienne, il y fait néanmoins allusion, en précisant « l'emiettement des populations arméniennes dans un pays qui fut leur pays » (souligné par l'auteur)7.
Barby considère r' juste titre le « sultan rouge », Abdülhamid II, comme le précurseur du génocide des Arméniens, qui effrayé en outre des autres circonstances, surtout de la percpective de la nouvelle intervention de l'Europe dans les affaires intérieures de l'Empire, a conçu après 1878 « avec une logique sauvage » l'idée de l'extermination du peuple arménien, qu'il « jugeait un élément dangereux »8.
Or, en partageant, dans son ensemble, l'approche de Barby, il nous semble nécessaire de citer, cependant, que son interprétation des causes du génocide des Arméniens n'est point exhaustive, car il omet la discussion et mçme l'existence de la Question arménienne, entrée dans l'histoire diplomatique après le Congrès de Berlin de 1878. Dans ce cas, il n'a pas compris le vrai sens du problème qu'il tâche d'élucider, celui de l'intention du sultan de résoudre la Question arménienne r' la turque, autrement dit, par le moyen de l'extermination de toute une nation. De toute façon, Barby prend en considération les discussions relatives r' l'amélioration de la situation des Arméniens dans l'Empire lors des pouparlers diplomatiques, après la guerre de 1877-1878, en critiquant les grandes puissances de n'avoir rien entrepris « en dépit de l'engagement solonnel » de réaliser les réformes, « auxquelles la Sublime Porte s'était engagée r' procéder »9.
Nous partageons complètement l'approche de Barby sur l'interprétation des limites chronologiques du procesus du génocide des Arméniens, d'après laquelle sa continuité sous les différents régimes politiques ottomans serait l'un des traits typiques. Cette question a fait couler beaucoup d'encre, c'est pourquoi nous trouvons convenable d'examiner les vues de Barby qui sont vraiment d'actualité.
En concentrant son attention sur cette question, il note légitimement qu'Abdülhamid r' peine détrôné, les Jeunes-Turcs ont repris immédiatement le plan d'extermination des Améniens, conçu par lui, dont les « affreux massacres » d'avril 1909 en Cilicie en sont la preuve la plus spectaculaire10. Or, ce qui est plus important, r' notre avis, c'est que Barby a souligné la continuité du processus du génocide des Arméniens, mçme pendant la période qui suit l'instauration définitive du pouvoir des Jeunes-Turcs, r' savoir de 1909 jusqu'au déclenchement des vastes massacres et déportations de 1915. En notant les moyens les plus différents d'exactions dont les Arméniens ont fait toujours l'objet r' cette période, Barby prouve bon gré mal gré, la réalisation de la politique génocidaire adoptée et pertpétrée par les Jeunes-Turcs, mçme avant 1915, et par conséquent la continuité de ce processus lors de leur pouvoir11. Bien que Barby s'abstienne de traiter de processus unique l'extermination du peuple arménien de 1894 f 1922, perpétrée par les différents régimes ottomans, ce qui n'est point compatible avec la conception de quelques spécialistes contemporains de génocide12, et que nous partageons complètement, néanmoins il ne motive pas la politique des Jeunes-Turcs r' l'égard des Arméniens seulement par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. D'après lui, les autorités de Constantinople poursuivaient depuis longtemps le but de se débarrasser des Arméniens et l'organisation de l'extermination de ces derniers ne doit pas çtre mise en relation seulement avec les hostilités13. Nous devons constater que cette position de Barby est son mérite indéniable.
Barby dévoile en maintes occasions et en profondeur le rôle dirigeant du gouvernement des Jeunes-Turcs et met en évidence la perpétration du génocide des Arméniens au niveau étatique14. D'après l'une de ses conclusions « le crime épouvantable de la Turquie, cette extermination systématique de tout un peuple chrétien, est... le crime du gouvernement turc ». C'est ce que Barby argumente en se référant aux faits enregistrés dans différentes régions, surtout celles qu'il a visitées, notamment le vilayet d'Erzeroum. Or, Barby ne se limite pas r' décrire les détails des massacres ayant eu lieu dans cette région, au contraire, en y comparant les témoignages parvenus d'autres vilayets, l'auteur constate que la population arménienne de toutes les régions de l'Empire a subi le mçme sort. D'après les attestations de l'un des témoins oculaires des massacres d'Erzeroum, celles de Stapleton, Consul des Etats-Unis dans cette ville, il révèle les principaux responsables des massacres d'Erzeroum, r' savoir Khémal pacha, commandant en chef des troupes turques, le chef de la police de la ville et Seifoullah, député r' la Chambre ottomane, membre du parti Union et Progrès15. Comme il ne s'agit dans ce cas que de fonctionnaires d'Etat, Barby accentue le rôle néfaste du régime ottoman.
C'est dans cette mçme optique que Barby discute les événements de Trébizonde. A propos de ces massacres, r' la suite desquels presque tous les Arméniens de la ville, au nombre de 14.000, r' de rares exceptions près, ont péri, l'auteur attribue également leur responsabilité r' Nad'l bey, président du parti Union et Progrès de la ville16.
Barby fait d'ailleurs bien d'autres allusions qui prouvent la perpétration du génocide au niveau de la politique étatique. Ainsi, il ne néglige pas non plus l'arrestation des intellectuels arméniens r' Constantinople le 24 avril (quant r' la date, il commet une inexactitude en citant par erreur celle des 28-29 avril), et parmi eux, « députés, professeurs, médecins, artistes, hommes de lettres », en en motivant la nécessitié par l'importance de les faire taire17.
D'ailleurs, il importe d'expliquer une circonstance qui n'est certainement pas secondaire. L'auteur souligne un fait bien important, c'est que tous les intellectuelsm en dépit de leur profession, ont été arrçtés r' cause de leur origine arménienne. En nous référant r' son attestation, il nous est possible, voire indispensable d'attirer encore une fois l'attention des spécialistes sur un fait assez important, c'est que les événements du 24 avril 1915 ne peuvent jamais çtre traités d'un politicide. Cette définition, lancée par quelques spécialistes contemporains de génocides, assez éminents, tels I. W. Charny; R. R. Rummel, B. Harff, T. Gurr18, n'est appliquable qu'aux massacres dirigés contre les adversaries politiques indépendamment de leur appartenance nationale (soit l'extermination des adversaries politiques en France lors de la dictature jacobine, soit celle des « ennemis du peuple » en Union Soviétique sous la distature de Staline).
Certains faits signalés par Barby visent également la politique étatique ottomane, tels le désarmement de toute la population arménienne, l'armement des musulmans, l'organisation des bandes de Kurdes, la libération des malfaiteurs des prisons, dans le but d'en former des "tchétés"19.
L'auteur concentre son attention sur le changement de l'attitude des autorités turques r' l'égard des soldats arméniens lors des hostilitiés et surtout après la défaite de l'armée turque r' Sarikamich r' la limite des années 1914-1915, quant on commence r' désarmer ceux-ci et r' les éloigner de la frontière russe, en les employant aux travaux de fortification et de voirie sur les routes intérieures. Une autre question assez importante abordée par lui est celle de l'activité des agitateurs fanatiques dans le but de pousser les Arméniens r' protester contre les mauvais traitements, « afin de trouver dans leurs protestations un prétexte pour les exterminer tous »20.
C'est dans le contexte de la politique étatique que Barby discute un autre problème assez grave, celui de la déportation des Arméniens. Or, dans ce cas il commet deux inexactitudes regrettables en mettant en relation leur déportation avec le « décret monstrueux du 20 mai (2 juin) 1915, par lequel Enver pacha, ministre de la guerre, ordonna, au nom du comité jeune-turc, la déportation de tous les Arméniens des vilayets d'Arménie, d'Anatolie et de Cilicie, dans les déserts arabiques"21. Barby s'est trompé non seulement r' propos de la date de ce décret, car en réalité celui-ci a été signé le 14/27 mai 1915, mais l'a injustement attribué r' Enver, alors qu'il a été adopté par le conseil des ministres22.
Laissant r' part les descriptions de Barby sur les souffrances des Arméniens lors des déportations, citons toutefois qu'il donne des interprétations d'une grande importance r' ce sujet, en se référant r' l'exemple de différentes régions, comme Erzindjan, Mouch, Erzeroum, Kharpout. Quant aux déportations qui ont eu lieu r' Erzeroum et dans ses environs, l'auteur concentre l'attention sur le fait important que toute cette opération a été perpétrée par les Turcs d'après un plan préalablement élaboré et dont le but était de faciliter les massacres en éloignant les Arméniens des lieux de leur concentration habituelle23. Barby réfute donc la probabilité de l'imaginaire version, mise en circulation par les leaders des Jeunes-Turcs, qui interprète les déportations des Arméniens comme une mesure de contrainte, adoptée par le gouvernement contre sa volonté et en réponse r' l'action insurrectionnelle des Arméniens et les « atrocités » commises par ceux-ci r' l'égard des Turcs24.
Quant aux déportations, Barby souligne nettement que « l'opération commença par un ordre venu de la capitale et affiché dans toutes les villes et tous les villages ». Il les traite d'ailleurs de partie imprescriptible du processus génocidaire du peuple arménien: « Cette déportation, en effet, ne fut pas autre chose que l'extermination en trois actes successifs : le massacre - la caravane - le désert. L'assassinat d'un peuple par étapes », conclut-il25. Comme il le remarque avec raison, seuls de rares déportés ont miraculeusement réussi r' sauver leur vie26. Bien des raisons l'incitent r' faire ces conclusions impartiales ; or, il s'agit dans ce cas non seulement des attestations de témoins oculaires, mais aussi de ses impressions personnelles reçues lors de ses voyages sur le territoire de l'Arménie Occidentale.
En se référant aux témoignages des voyageurs qui passent par la route de Sivas r' Kharpout après les massacres des Arméniens en été 1915, Barby constate en juillet 1916 l'abondance de crânes humains si nombreux, « que le voyageur, de loin, croit apercevoir d'immences champs de melons mûrs »27. En août, déjr' dans la région d'Erzindjan, il devient lui-mçme spectateur de milliers d'ossements humains : « Ces restes sont ceux des malheureux exilés, au mois de juin 1915, d'Erzeroum, de Kharpout, de Bad'bourt et d'autres localités, pour çtre soi-disant déportés en Mésopotamie et qui furent massacrés en très grand nombre, autour d'Erzindjan »28. Il trace presque le mçme tableau r' propos des événements de Bitlis, où les massacres ont commencé en juillet 1915 et en résultat desquels des 18.000 Arméniens du lieu, trois r' quatre cents femmes et enfants, tous islamisés, ont survécu29.
Quant au sort tragique des Arméniens exilés r' la « contrée maudite »30, autrement dit dans les déserts de la Mésopotamie et de Syrie, Barby traite sans hésitation les agglomérations des déportés de « Caravans de la Mort »! « Tel est bien le qualificatif exact qui convient aux lamentables troupeaux des déportés », note-il31. A propos des effroyables conditions des déportés dans l'un des camps, en se référant r' l'information d'un médecin de l'armée turque, Barby en jette la responsabilité sur les « gouvernants de la Turquie et leurs complices », en faisant allusion r' l'Allemagne, son alliée32.
C'est donc le grand mérite de Barby, r' notre avis du moins, d'avoir dévoilé le rôle du gouvernement jeune-turc ayant organisé et perpétré au niveau étatique l'élimination de « plus d'un million de créatures humaines, la moitié d'un peuple »33. Il est donc bien évident, qu'en traitant l'extermination de toute une nation de l'suvre du gouvernment jeune-turc, il cloue au pilori, en fin de compte, le régime constitutionnel et leurs leaders. Et dans ce mçme cadre, l'un de ses jugements est beaucoup plus significatif : ce sont les Jeunes-Turcs qui ont « conçu et ordonné le massacre; ce sont eux qui ont poussé vers l'assasinat les Kurdes sauvages et, partout où ce fut possible, les musulmans, en surexcitant leur fanatisme religieux »34.
Par contre, Barby ne néglige pas l'attitude favorable ŕ l'égard des Arméniens de certains fonctionnaires turcs, ainsi que celle d'une partie de la population, surtout ŕ Erzeroum et ŕ Trébizonde. Ceux-ci ont aidé les Arméniens dans la mesure du possible, comme dans la période précédente, lors des massacres des années 1890 et 190935. Il mentionne avec raison le soutien des autres nations, surtout celui des Kurdes et des Grecs36.
Toutefois, les Arméniens condamnés ŕ la mort, ont préféré s'appuyer sur leurs propres forces et organiser leur autodéfense dans différents endroits, ce qui en 1915 s'est fait sentir plus fortement qu'aux années 189037. Bien que Barby analyse les actions des Arméniens dans des régions limitées (Ourfa, Chapin-Garahissar etc), il brosse cependant le tableau assez détaillé des scènes les plus spectaculaires de l'autodéfense des Arméniens, surtout celles de « la résistance la plus hérod'que et la plus efficace » des Arméniens au Mont de Mod'se (Moussa dagh) et de la « résistance hérod'que » de ceux-ci ŕ Van38.
Les témoignages de Barby sur la résistance oganisée ŕ Van en avril-mai 1915 sont d'une grande valeur, car il a reçu son information des volontaires arméniens au service de l'armée russe. D'après son approche, c'est tout d'abord le désarmement des Arméniens dans l'armée turque qui a incité les Arméniens ŕ recourir ŕ la lutte armée. Mais son mérite essentiel est de démasquer le vrai visage de la politique hypocrite du vali de Van, Djevdet bey, désireux de tendre la situation dans l'espoir de provoquer un soulèvement arménien qui puisse servir de prétexte aux massacres. Ce n'est certainement pas par hasard que Barby constate également la position des chefs religieux et des dirigeants politiques arméniens dont les efforts dans le but de régler la confrontation par des moyens paisibles n'ont eu aucun résultat39.
On voit bien que Barby s'oppose avec raison ŕ la mentalité, d'après laquelle les Arméniens, ŕ la différence des peuples balkaniques, n'ont jamais eu recours ŕ la défense. Mais ce qui est plus important, c'est qu'il met en relation la lutte des Arméniens contre leurs oppresseurs avec les conditions inextricables de leur vie sous le régime ottoman, en citant parmi celles-ci les « mauvais traitements, pillages, enlèvements, incendies, dénis de justice, assassinats »40.
Il se réfère aussi ŕ l'exemple de la lutte armée des Arméniens en 1862 et 1894-1896, dont les organisateurs poursuivaient le but de « défendre les droits du peuple opprimé contre l'iniquité méthodique du gouvernement, et aussi pour, en certains lieux, défendre la population contre les massacres »41. Il est évident que Barby conditionne les mouvements insurrectionnels arméniens par la politique inhumaine ŕ leur égard du régime ottomane et les considère comme une lutte que ces derniers sont obligés de mener afin de défendre leurs droit élémentaires.
Quant aux événements de 1915 ŕ Van, les leaders des Jeunes-Turcs, surtout Talaat et Djevdet, ainsi qu'r leur suite bien des historiens turcs, ont déformé la réalité historique afin de traiter les massacres arméniens de soi-disant troubles arméniens. Par conséquent, ils ont essayé de justifier l'appliquation des moyens répressifs adoptés par le gouvernement ŕ leur égard. Par ses interprétations impartiales, Barby relève les arguments précaires des partisans de ce point de vue. Donc, en soulignant maintes fois le caractère défensif du mouvement arménin, Barby a aussi le mérite de riposter ŕ cette version erronée.
C'est donc dans le cadre de cette mçme conception, celle de l'autodéfense des Arméniens, que Barby discute l'activité des volontaires arméniens lors de la Première Guerre mondiale. En traitant ce mouvement patriotiquem qui a bouleversé surtout les Arméniens du Caucase, « d'affranchissement national »42, il distingue surtout deux circonstances, d'une part, la contribution du gouvernement russe ŕ la formation des corps de volontaires et, d'autre part, le soutien apportée par ces derniers et surtout leurs chefs « légendaires », Andranik et Kéri, ŕ l'armée russe sur le front caucasien lors des hostilités43.
Les informations de Barby sur le pillage des biens des victimes, la conversion forcée des Arméniens et la vente des hommes dans les marchés d'esclaves, en relation avec l'histoire de l'extermination des Arméniens en 1915-1916, sont assez frustes. Citons d'ailleurs que mçme la simple constatation des faits dans son récit, ŕ propos de ces exactions, n'est pas négligeable, car un lecteur attentif peut en venir ŕ des conclusions impartiales ŕ propos de quelques circonstances importantes. Ainsi, l'auteur trouve que la responsabilité de la spoliation de l'église arménienne d'Erzeroum incombe aux autorités ottomanes, car c'est le Trésor, comme il le note, qui onfisque le produit de la vente de ces biens44. En attestant ce fait, il souligne une fois de plus leur rôle néfaste dans la tragédie arménienne.
Il nous faut aussi obligatoirement prendre en considération une autre circonstance : l'auteur signale d'indéniables faits sur la conversion forcée des Arméniens ŕ l'islam. Il cite l'exemple de deux régions, celles d'Erzeroum et de Bitlis, où ont survécu tous ceux, surtout les femmes et les enfants, qui ont abjuré leur foi45. Or, malgré ces constatations, dont l'autenticité est indubitablement hors de doute, nous pouvons constater que sa conception générale est opposée, indirectement, ŕ tous ceux qui ont attribué, par erreur, le génocide des Arméniens ŕ des motifs religieux.
L'enquçte personnelle de Barby lui a permis de confirmer l'existence de marchés d'esclaves en 1916 en Asie Mineure, où l'on vendaient « les femmes, les jeunes filles, les enfants que les bandes turques ou kurdes enlevèrent au passage »46. Autrement dit, d'après son récit on voit bien que les tendances typiques du processus de la première étape du génocide des Arméniens (1894-1908) sont caractéristiques également de celui des années 1915-1916.
Par contre, Barby atteste quelques particularités du processus génocidaire de cette époque. A part les déportations en masse, il n'omet pas la circonstance de l'utilisation par les Jeunes-Turcs, lors du génocide, de moyens techniques, surtout le téléphone et le télégraphe, qui contribuent en grande partie ŕ la rapidité de la transmission des ordres d'assassinat47. Donc, il aide ŕ refuter l'un des arguments majeurs des partisants de la théorie de l'unicité de la Shoah, d'après lequel le génocide des Juifs, ŕ la différence des autres, serait le seul où les nazis auraient utilisé les acquisitions techniques de leur époque. Barby confirme donc les objections lancées ŕ ce propos par l'historien contemporain français Bernard Bruneteau48.
La critique argumentée de la politique de l'Allemagne, alliée et protectrice de l'Empire ottoman, ŕ l'égard des Arméniens, se fait fortement sentir au fil de son analyse et c'est sans aucune doute l'un de ses mérites. Il discute d'ailleurs cette question sur deux niveaux, celui de la politique officelle de l'Allemagne et celui de la participation des officiers et soldats allemands au processus du génocide.
Barby rejette la responsabilité de ce « crime épouvantable », ŕ savoir le génocide des Arméniens, non seulement sur la Sublime Porte, mais également l'Allemagne, en soulignant ŕ la fois avec regret, qu'elle n'a rien fait, « n'a pas dit un mot » pour arrçter le processus déclenché49. Au lieu d'intervenir en faveur de ce peuple martyr, « elle a aidé les bourreaux de ses conseils », constate-t-il avec douleur50. En se référant ŕ bien des faits prouvant non seulement la complicité du gouvernement allemand, mais aussi celle de ses représentants militaires accrédités dans l'Empire ottoman (participation ŕ l'assaut de Van en 1915, enlèvement de jeunes filles arméniennes, etc)51, Barby traite les Allemands de complices des Turcs52.
La politique antiarménienne de l'Allemagne de cette époque se faisait sentir explicitement, c'est pourquoi il ne nous reste qu'r partager sa critique. Or, en critiquant sévèrement et avec raison la politique de l'adversaire de la France, Barby n'a malheureusement pas évité quelques jugements excessifs. Par exemple, il croit que le plan de l'extermination des Arméniens est dü, dans son ensemble, au discours de l'un des orateurs allemands ayant déclaré au Reichstag que l'Arménie et la Mésopotamie « constitueraient un jour les « Indes germaniques ». C'est pour cette raison que, selon lui, l'Allemagne voulait faire du territoire de l'Empire ottoman une zone d'expansion pour la race germanique et était, par conséquent, fortement intéressée par la disparition des Arméniens53.
En vérité, c'est la haine illimitée ŕ l'égard des ennemis de sa patrie lors de la guerre qui a laissé une profonde empreinte sur ses conclusions exagérées. Dans le cas contraire, celui qui a dévoilé le vrai visage de la politique des différents régimes ottomans et a réussi ŕ présenter les Jeunes-Turcs comme les continuateurs de l'šuvre sanglante du sultan Abdülhamid II, aurait préféré éviter ces contradictions évidentes.
D'ailleurs, quant ŕ la politique des puissances ŕ l'égard des Arméniens lors du génocide, citons que Barby se limite ŕ la discussion de celle de l'Allemagne. On ne peut trouver d'observations critiques, voire un seul mot ŕ propos de l'indifférence de la France et de ses alliés ŕ l'égard des Arméniens, ce qui est déjr' un défaut évident de son analyse. Sans interpréter les causes de leur attitude passive, il fait tout simplement allusion au silence que les puissances signataires du traité de Berlin ont gardé en face des « cris de détresse » des Arméniens depuis une trentaine d'années, préférant s'abstenir d'une « intervention vraiment efficace »54.
En profitant l'occasion, notons qu'une position antigermanique est visible non seulement dans l'analyse de Barby, mais également dans celle de tous les historiens français de cette époque. C'est certainement une nouvelle tendence dans l'historiographie française et qui n'est point typique pour celle de la fin du XIXe siècle. Toutefois, leur approche partiale le cède beaucoup ŕ celle de leurs prédecesseurs, ayant maintes fois critiqué la politique indifférente des puissances, surtout celle de la France vis-vis de la Question arménienne55.
En tout cas, Barby ne doute point que son livre contribuera ŕ la condamnation des organisateurs du génocide des Arméniens par l'opinion publique internatinale: « J'ai reproduit ces récits malgré leur horreur. De tels faits ne doivent pas rester cachés. Il faut les divulger pour que le monde civilisé, pour que l'histoire jugent les coupables »56.
Il faut citer que Barby laisse hors de son analyse la discussion de quelques problèmes importants. Sans entrer dans les détails, il note l'adoption par le sultan Abdülhamid II du « vaste projet du panislamisme »57. Par contre, il n'écrit absolument rien ŕ propos de la perpétration du génocide des Arméniens aux années 1915-1916 d'apèrs l'idéologie du turquisme.
Dans son ensemble, grâce ŕ l'impartialité et l'autenticitié de son information, et malgré quelques omissions ou des explications excessives voire contradictoires (surtout ŕ propos des vrais organisateurs du génocide), le livre de Barby doit çtre classé parmi les meilleures source relatives au génocide des Arméniens. C'est une vraie accusation de la politique du régime jeune-turc. « Tout ce que je rapporte dans le cours de cette enquçte tragique, toutes les scènes d'horreur et de mort que je raconte, tout cela ne saurait çtre contesté. J'ai en mains toutes les preuves de ce que j'écris. Le gouvernement turc ne peut nier son crime, qu'aucune raison militaire ni stratégique ne saurait excuser », écrit-il58. C'est pourquoi les tentatives d'accuser l'auteur de partialité sont condamnées ŕ l'échec.